samedi 6 mars 2010

"Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi"

C'est inspirée par les mots de Flaubert dans sa correspondance, « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l’homme a été seul », que Marguerite Yourcenar, première femme à l'Académie Française, entreprit le projet de grande ampleur de définir puis peindre « cet homme seul et d'ailleurs relié à tout ». C'est ainsi qu'elle élabora au terme d'une recherche minutieuse et d'une lente maturation de près de 30 ans, Les mémoires d'Hadrien (1951), roman historique et philosophique sur la vie de l'empereur Hadrien.

L'originalité de la démarche de ces mémoires fictives écrites à la première personne sous la forme d'une lettre à Marc Aurèle, petit fils adoptif d'Hadrien, fait de ce travail à travers le temps un monument de la littérature française. Dans son carnet de notes, Marguerite Yourcenar décrit son projet comme le « portrait d'une voix » avec « un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie », « dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un ». Ce projet fut mainte fois abandonné, remanié, repensé, nourri de ses recherches, de ceux qu'elle nomme ces « collaborateurs bénévoles » et de ses voyages et séjours d'imprégnation dans la ville de Rome. L'ouvrage acquiert ainsi une intensité réaliste, à la fois ancrée dans l'histoire et intemporelle.

C'est avec un style incomparable, précis et chatoyant, que l'écrivain s'engage dans ce roman historique. Marguerite Yourcenar évite l'écueil d'une appropriation excessive du personnage «Si j'ai choisi d'écrire ces Mémoires d'Hadrien à la première personne, c'est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même » et trouve un ton juste avec un positionnement entre la démarche distanciée et documentée de l’historien et une interprétation humaine et personnelle du personnage. Marguerite Yourcenar se doit de convenir que bien que s'efforçant d'être le plus proche possible de son personnage, elle ne peut totalement disparaître. Ainsi écrira-t-elle: "Quoi qu'on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c'est déjà beaucoup de n'employer que des pierres authentiques". C'est cette sincérité dans sa démarche qui résonne dans tout le livre.

Marguerite Yourcenar érige le portrait d'un homme exceptionnel, ainsi convient-elle :« Si cet homme n'avait pas maintenu la paix du monde et rénové l'économie de l'empire, ses bonheurs et ses malheurs personnels m'intéresseraient moins ». Hadrien est une figure historique fascinante tant par sa personnalité mythique d'empereur humaniste, philosophe pacifiste, amoureux des lettres et des arts, qu'à ses oeuvres de pacification et de stabilisation de l'Empire. L’homme et l’empereur ne font qu’un: Hadrien entend laisser ses principes de vie tels l’austérité, l’altruisme, et le sens de la justice, guider sa pratique du pouvoir. Lors de son ascension au pouvoir, juste après la mort de Trajan, les propos que l'auteur lui prête « ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes » résument le dévouement de l’empereur à son empire et aux hommes.

Avec ce regard rétrospectif sur sa vie, tant sur son éducation et son accession au pouvoir que sur son oeuvre politique, Hadrien revient également sur son cheminement spirituel et métaphysique au sujet de la vie, l'amour, le pouvoir, la mort... L'homme est ainsi dessiné dans toute sa lucidité, lucidité de l'homme de pouvoir qui règne, de l'amant qui aime, de l'homme qui vieillit, qui doute, qui espère.

La force du roman se trouve dans le portrait de cet empereur qui est avant tout un homme, dans toute la mesure de ses paradoxes et de ses faiblesses... « Plus j'essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m'éloigne du livre et de l'homme qui pourraient plaire ». L'Empereur Hadrien est un homme seul, vaincu par le temps et qui « commence à apercevoir le profil de sa mort ». C'est en parlant de cet homme « presque sage » que Yourcenar donne toute leur intensité à ces mémoires. Avec une réelle rigueur dans son entreprise mais sans prétention à la vérité historique absolue, Marguerite Yourcenar sait puiser dans une qualité essentielle de tout homme, qui toujours permet la communion entre les individus, au delà des siècles: son humanité. Ainsi peut-elle affirmer: « Tout être qui a vécu l'aventure humaine est moi ».

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